Le mot de la fin
Parmi les mots qui comptent, ceux qui scandent le parcours d’une vie, il y a la dernière phrase du dernier acte sur lequel un rideau tombe : les mots de la fin. En réponse à l’épreuve du deuil, il arrive que l’être humain se suspende au fil de ces dernières paroles ressassées, paroles tues, écrites ou prononcées, réelles ou hallucinées. Ce procédé répétitif, qui commémore la perte de l’objet aimé ou haï, rappelle le fameux jeu de la bobine et la formule incantatoire du fort-da de l’enfant. Dans la clinique du deuil, ce peut être une phrase dont un sujet se fait l’hôte voire l’otage, comme un objet précieux auquel il se cramponne quand il a le sentiment d’avoir tout perdu. Cet objet évoque ce que Lacan désigne en terme d’objet a, « un petit quelque-chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu [1] ».
L’épreuve du deuil pétrifie, englue le sujet devenu imperméable au désir, au désir de savoir ce que l’Autre a été pour lui, en quoi consiste sa perte. La mort de l’Autre, castration radicale, est en soi un événement énigmatique. Cet Autre détenteur d’une vérité, qui saurait dire, qui saurait faire, ne répond plus. Avec la disparition de l’objet cause de sa douleur d’exister, douleur physique ou morale, l’être humain se trouve confronté à son propre manque-à-être allant jusqu’à se satisfaire d’une position de kakon.
Après Freud, Lacan éclaire la relation d’objet si particulière au travail du deuil, notamment par les développements sur la notion d’incorporation de l’objet perdu. « L’objet se trouve alors avoir une existence d’autant plus absolue qu’elle ne correspond plus à rien qui soit. [2]», c’est ce qui ne s’articule à rien, ce qui fait trou. Lacan apportera alors une précision surprenante pour caractériser les effets du deuil, une « Verwerfung, un trou mais dans le réel [3]». À cet effet forclusif de la perte ‒ indépendamment des considérations de structure ‒ et à la place du signifiant manquant, inarticulable à l’Autre, viennent pulluler « toutes les images qui relèvent des phénomènes de deuil[4] ».
Parmi ces phénomènes du deuil comme conséquence d’un chaos subjectif, figure le sinthome « paroles imposées » tel que Lacan le désigne dans son Séminaire sur Joyce. Le sujet est joui, parlé, assujetti à la voix d’un Autre. Alors, Lacan interroge : « Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que les paroles dont nous dépendons nous sont, en quelque sorte, imposées ? ». Le constat qu’il fera à de ce phénomène parasitaire, c’est qu’il procède d’une réduction du signifiant « à ce qu’il est, à l’équivoque, à une torsion de voix [5] ».
Le travail de deuil demande du temps. Modifier sa relation à l’Autre, à son objet, comporte la réintroduction du désir. « Dans l’expérience analytique, en même temps que je ressemble et que je dissemble, j’isole les paroles qui m’ont marqué [6]». Décompléter l’Autre en passe par une opération de réduction, réduire ce que le réel comporte d’innommable, d’indicible à une phrase, une lettre qui peut s’écrire.
Parier sur le désir, c’est accueillir la trouvaille, comme ces trois petits mots tatoués sur le bras « Nous danserons encore ». Ça a eu lieu. Hier, otage du pire, le sujet n’a pas dit son dernier mot. Il y a encore demain.
Michèle Harroch
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], Seuil, Paris, 1973, p. 60.
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation [1958-1959], La Martinière, Paris, 2013, p. 397.
[3] Ibid.
[4] Cf. Ibid., p. 398.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome [1975-1976], texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 95.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 18 mais 2011, inédit.
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