Newsletter n°14
14 mars 2023
L'inconscient réel et l'interprétation
par Jessica Choukroun-Schenowitz
Approcher comment les mots opèrent…
« L’essentiel de ce qu’a dit Freud, c’est qu’il y a le plus grand rapport entre l’usage des mots dans une espèce qui a des mots à sa disposition, et la sexualité qui règne dans cette espèce. La sexualité est entièrement prise dans ces mots. C’est là le pas essentiel qu’il a fait […] Tout cela, c’est l’hystérie elle-même [1] ». Reprenant ainsi la découverte freudienne, Lacan précise à son tour que « C’est toujours à l’aide de mots que l’homme pense. Et c’est dans la rencontre de ces mots avec son corps que quelque chose se dessine [2]. »
Le sujet que Freud fait émerger est coupé du savoir de l’inconscient, de ce lieu Autre dont le rêve est la voie royale d’accès. De même, le symptôme pourra s’interpréter, se déchiffrer pour parvenir à retrouver ce qui a été refoulé chez le sujet pour qui le sexuel a fait trauma. Le moyen pour cela, c’est la parole : Dites ce qui vous passe par la tête… et le sens adviendra. Dans cette acception classique, l’inconscient est cette grammaire qu’il convient de déchiffrer pour dire le vrai sur l’être. Ce « royaume de l’illogisme », comme le nomme Freud, obéit à ses règles propres mais il est « structuré comme un langage ». Si l’inconscient peut se lire, c’est dans le cadre du dispositif d’une cure qui établit un « sujet supposé savoir » grâce au transfert. Le sujet qui parle déploie sa chaîne signifiante lui permettant ce passage, au-delà de l’imaginaire qui fait obstruction, en ce lieu symbolique, ce lieu du trésor des signifiants. Nous sommes avec cette conception à l’époque du structuralisme et du primat du symbolique [3].
Mais les mots ont bien du mal à traiter tout le symptôme, tout du symptôme, et à en venir à bout. D’ailleurs, Lacan disait, alors même qu’il constatait ce pouvoir des mots sur les symptômes, que les « mots sont du chiqué [4]». C’est que le symptôme est ce biface, à la fois signe et substitut d’une satisfaction. Si le sens s’interprète, que le symptôme veut dire quelque chose, il est aussi une satisfaction de la pulsion, le moyen que le sujet a trouvé pour jouir de son inconscient. Aussi Lacan avance-t-il l’idée suivante : « C’est curieux, un symptôme hystérique. Ça se tire d’affaire à partir du moment où la personne, qui vraiment ne sait pas ce qu’elle dit commence à blablater. [5] » et « c’est avec des mots que ça se résout, que c’est avec les mots mêmes de la patiente que l’affect s’évapore. [6] » Aussi propose-t-il de donner à l’inconscient « un autre corps parce qu’il est pensable qu’on pense les choses sans les peser, il y suffit des mots. Les mots font corps. Cela ne veut pas dire du tout qu’on y comprenne quoi que ce soit. C’est ça, l’inconscient : on est guidé par des mots auxquels on ne comprend rien [...]. Entre l’usage de signifiants et le poids de signification, la façon dont opère un signifiant, il y a un monde. C’est là qu’est notre pratique : c’est approcher comment des mots opèrent. [7] »
L’inconscient réel et le sinthome
Voilà où se loge le symptôme : là où les mots font corps, sans qu’on y comprenne quelque chose. Pourtant, il s’agit tout de même et encore de parler. Pour certains, parler n’est pas chose aisée, ou encore, ça parle tout seul, sans sujet pour en assumer l’énonciation ni l’énoncé. Si le destin de chacun est orienté par quelques signifiants-maîtres qu’il s’agit de repérer, il y a aussi des signifiants nouveaux qui surgissent dans une cure pour arrimer le sujet là où son être ne trouve pas à se dire, là où son corps ne parvient pas à avoir la consistance nécessaire pour traiter le rapport à l’autre et au monde. Éric Laurent dit que « les constructions les plus invraisemblables et les plus inventives que font les sujets psychotiques tiennent par des équilibres où le corps est impliqué [8]». C’est qu’il s’agit de chercher comment peuvent tenir ensemble signifiant et jouissance [9]. Cette clinique de la psychose, mais pas seulement, est congruente avec un inconscient réel que Lacan a approché dans le concept de sinthome : « Le sujet supposé savoir […] procède de l’hypothèse de l’inconscient. L’inconscient défini comme sujet met l’accent sur la tuché, la rencontre au hasard, l’imprévu, et même l’imprévisible. Le statut de l’inconscient est ainsi éthique, et non pas ontique. Il est foncièrement toujours à venir. L’inconscient sujet supposé savoir est la supposition d’un savoir à la jouissance […], [il] n’est pas l’inconscient comme savoir. Il se situe au niveau du phénomène, de l’écume [10] ». Dire que l’inconscient est réel, c’est donc dire qu’« il ne se laisse pas interpréter, c’est le lieu de la jouissance opaque au sens. Il ex-siste au discours. L’inconscient réel est un inconscient non transférentiel, posé comme une limite [11] ».
Le symptôme est dès lors délesté de sa signification sémantique et Lacan cherche une autre façon de procéder que par l’interprétation [12] : il ne s’agira plus « de faire accoucher une vérité mais de faire tenir ensemble les trois registres de la structure [RSI] en assurant une certaine issue pour la jouissance incurable du parlêtre [13] ». Cette jouissance inéliminable, inscrite dans le symptôme, comme cause de l’événement de corps, exclut le sens [14], elle concerne le traumatisme premier du parlêtre : cette rencontre primordiale des mots avec le corps. Ainsi, lire un symptôme, c’est viser ce choc initial : « L’interprétation comme savoir lire vise à réduire le symptôme à sa formule initiale, c’est-à-dire à la rencontre matérielle d’un signifiant et du corps, au choc pur du langage sur le corps [15] ». Si Freud a théorisé un « inconscient réservoir » de souvenirs qui auraient un effet traumatique dans la vie d’un sujet, et qui nécessite le passage à la conscience de ce qui était enfoui, Lacan a rendu l’inconscient plus actuel : plus qu’un « passage à la conscience », il s’agit d’un « passage à la parole ». Il s’écrit en séance, il n’est pas déjà là et doit advenir. L’inconscient se manifeste dès lors, à la fois comme ce qu’il y a de plus inattendu et de plus attendu [16].
Comme me le disait Pablo au terme de son travail qui lui a permis de traiter sa pulsion et de construire un nouage pour se faire un corps : « J’ai eu l’illusion d’un auto-engendrement alors que j’ai besoin de l’autre pour émerger. Vous avez absorbé des bouts de mon autisme ; le problème, c’est que j’ai toujours parlé sans être écouté. Pas ici ».
Ce travail n’a en effet pas eu grand-chose à voir avec le dévoilement de la vérité.
La cure du parlêtre s’inscrit sur fond d’un inconscient réel et d’une modalité d’interprétation « créationniste [17] ». Dans les cures de sujets psychotiques, « il ne s’agit pas de réanimer la chaîne signifiante S1-S2 mais plutôt de se centrer sur l’événement de corps […] de centrer l’interprétation sur la paire ordonnée (S1-a) ». Viser le sinthome, dit É. Laurent, c’est faire de l’interprétation une ponctuation : « souligner, revenir sur les signifiants, les isoler, les séparer de la chaîne, leur donner toute leur place, les mettre en décrochage par rapport à la chaîne signifiante ».
[1] Lacan J., « Propos sur l’hystérie », Quarto, n°90, juin 2007, p. 10.
[2] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, n° 95, 2017, p. 12.
[3] Cf. Monribot P., « L’interprétation lacanienne du symptôme », Intervention prononcée à la Section clinique de Nantes, 30 janvier 2010.
[4] Lacan J., « Propos sur l’hystérie », op. cit., p. 8.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 9.
[7] Ibid., p. 9-10.
[8] Laurent É., « Interpréter la psychose au quotidien », Mental, n°16, 3 septembre 2020.
[9] Ibid.
[10] Bonningue C., « Qu’est-ce que l’inconscient ? », publication en ligne (Qu’est-ce que l’inconscient ? ما هو اللاوعي | Anthropos.hira (wordpress.com)).
[11] Ibid.
[12] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 décembre 2008, inédit.
[13] Monribot P., « L’interprétation lacanienne du symptôme », op. cit.
[14] Cf. Bonnaud H., Le corps pris au mot, Ce qu’il dit, ce qu’il veut, Paris, Navarin, 2015, p. 193.
[15] Miller J.A., « Lire un symptôme », publication en ligne (http://atelierclinique.t.a.f.unblog.fr/files/2008/05/jacques-alain-miller-lire-un-symptome.pdf).
[16] Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant, Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin, Le Champ freudien, 2013, p. 48.
[17] Cf. Laurent É., « Interpréter la psychose au quotidien », op. cit.