SECTION CLINIQUE DE NICE
SESSION 2021 - 2022
L’ÉGAREMENT DE NOS JOUISSANCES
Argument
Désordre dans la clinique
La clinique quotidienne confronte les praticiens à des phénomènes erratiques, souvent insaisissables et toujours inquiétants : TS, scarifications, mises en danger diverses, addictions et passages à l’acte. Les affects dominants sont la solitude et l’ennui, parfois une détresse mélancoliforme. La haine est dénudée et la parole désinvestie voire dangereuse : l’Autre n’est pas vécu comme un lieu d’adresse possible ou un recours, et en retour, son discours est ressenti comme stigmatisant et réduit à des exigences.
Le tableau d’ensemble est celui d’un grand désordre dans la clinique. Quels repères nous permettent d’être présents pour ces sujets déboussolés ?
Repère
« L’égarement de nos jouissances » est une formule qui vaut pour cette actualité brûlante, mais qui vaut aussi bien pour d’autres temps : n’en déplaise aux nostalgiques de l’ordre ancien, du temps de la marine à voile et de la lampe à huile, comme disait l’autre, ce n’était pas mieux hier. Mais le déclin du patriarcat, d’une forme binaire et sans nuance du symbolique, de la domination familiale et sociale des pères1 et de la norme-mâle, se traduit dans la vie quotidienne et donc dans la clinique par un évident dérèglement général : la violence et les passages à l’acte explosent, la solitude se fait extrême, sinon dans les effets de bande, les automutilations et les gestes auto-agressifs prolifèrent. Ce désordre dans le rapport au corps, au sexe et à autrui est particulièrement sensible et spectaculaire chez les jeunes gens qui franchissent le seuil de la puberté, peinent à entrer dans l’âge dit adulte et n’ont aucun désir d’acquérir le supposé statut de « grandes personnes ».
Mais la formule, pour y revenir, est venue dans la bouche de Lacan en 1974, dans le dialogue connu sous le nom de « Télévision2 ». Elle valait alors aussi bien pour le moment de chamboulement social et intime de l’après-68, que pour ce que Lacan appelle alors « la structure ». Il répond à une question de Jacques-Alain Miller : « Il y a une rumeur qui chante : si on jouit si mal, c’est qu’il y a répression sur le sexe, et, c’est la faute, premièrement à la famille, deuxièmement à la société, et particulièrement au capitalisme ».
La réponse est progressive et dialectique :
1. Freud n’a jamais dit que le refoulement provient de la répression et il a pensé de plus en plus que le refoulement était premier.
2. Ce qui est en jeu dans le désordre de la jouissance, c’est la « gourmandise du surmoi ». Celle-ci est « structurale, non pas effet de la civilisation, mais malaise (symptôme) dans la civilisation ».
3. D’où la clé qu’apporte Lacan et qui éclaire les effets cliniques auxquels nous nous intéressons : « Dans l’égarement de notre jouissance, il n’y a que l’Autre qui la situe ». Et la cauda qui précise ce qui concerne l’époque où nous sommes (que Lacan appelle ailleurs le discours capitaliste) : « la précarité de notre mode [de jouissance], qui désormais ne se situe plus que du plus-de-jouir ».
Jouissance autiste et nécessité de l’Autre
C’est donc de structure, que la jouissance ne s’ordonne que parce qu’il y a de l’Autre, qui lui apporte ses limites3. Le malaise est donc de tous lieux et de tous temps, du fait que nous consentons à vivre dans une forme ou une autre de lien social. Lacan a pu faire du Nom-du-Père l’opérateur de cette régulation. Mais le Nom-du-Père, on le cherche avec une lanterne en plein jour, à notre époque, où il ne s’agit plus que d’une façon, « traditionnelle et héritée » de nouer les exigences de la pulsion avec celles de la vie avec autrui, le désir et la loi. Car il n’est plus question de tradition ni d’héritage et la parole de l’autre a perdu son crédit. Les affolements auxquels nous prêterons une attention particulière pendant cette session sont corolaires du chaos contemporain au champ de l’Autre. C’est celui-ci qui met à nu la pulsion dans sa crudité, et son expression ultime qui est pulsion de mort.
Reste l’enjeu qui est celui de notre clinique, sous transfert : permettre au sujet, depuis son désarroi et son errance, de trouver un savoir y faire, avec ce qui est plus fort que lui.
[1] Lacan diagnostique en 1938 ce qu’il appelle « le déclin social de l’imago paternelle », Cf. « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 23-84.
[2] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 509-545.
[3] Un mathème résume cela : J → a.

L’ÉGAREMENT
DE NOS
JOUISSANCES