Newsletter n°15
1er mai 2023
Trois questions à Aurélie Pfauwadel
Partie 1/3
propos recueillis par Karim Fenichel
@propos : Chère Aurélie Pfauwadel, dans votre ouvrage Lacan versus Foucault. La psychanalyse à l’envers des normes, vous développez la distinction essentielle entre les concepts de « normalité » et de « normativité ». Et vous étudiez les critiques faites à la psychanalyse par Foucault, d’être « une pratique normalisante[1] », critiques reprises par certains détracteurs de la psychanalyse. Pourquoi Foucault considère-t-il la psychanalyse comme un « processus de normalisation », alors que Lacan met en lumière la pluralisation des normes avec la fin de son enseignement et oriente la psychanalyse du côté de l’Un et de la singularité qui invente et « s’auto-norme[2] » ?
Aurélie Pfauwadel : Sous le nom de « psychanalyse » sont venus se loger, au cours de l’histoire du mouvement analytique, des discours et des pratiques diverses, dont certaines ont manifesté d’incontestables prétentions normalisantes. C’est d’ailleurs pourquoi Lacan a prôné un « retour à Freud » dans les années 1950 : pour restaurer le soc tranchant de la psychanalyse à l’encontre de son dévoiement par l’Ego psychology, sa version pudibonde et médicale à l’américaine. Hélas, récemment encore, on a vu des psychanalystes s’opposer publiquement à la législation sur le mariage homosexuel en France[3], ou adopter des positions réactionnaires relativement aux questions afférentes à la famille ou à la procréation, au nom d’une prétendue expertise psychanalytique.
Mais partant de ce constat, deux voies possibles s’offrent pour interpréter ce phénomène. Soit, à la manière de Michel Foucault, considérer que ce type d’effets de pouvoir de la psychanalyse dans le champ social et politique ne sont pas des épiphénomènes mais, au contraire, mettent en cause la psychanalyse en son essence. Soit, comme s’y est efforcé Lacan, discriminer ce qui relève authentiquement d’un discours ou d’une pratique psychanalytique, de ce qui n’en est qu’une trahison se revendiquant de manière illégitime de l’appellation « psychanalyse ». Lacan n’hésita pas à taxer de « fausse » psychanalyse ces thérapies suggestionnantes et normalisantes, à distinguer de la « vraie » psychanalyse ramenée à son principe de subversion.
Là où le principe des généalogies foucaldiennes de la psychanalyse consiste à la rabattre sans cesse sur d’autres discours (discours médical, psychiatrique, familial, juridique, chrétien, spirituel, etc.), Lacan pose à l’inverse une différence radicale entre le discours analytique et les autres discours (ou liens sociaux) connexes dont il l’a distingué (discours du maître, de l’hystérique, de l’université, mais aussi de la science et du capitalisme).
Mais pour Lacan, il n’y a pas à s’étonner de ce que la psychanalyse soit sans cesse dévoyée par d’autres discours. Sa matière propre, la jouissance et l’inconscient dans ce qu’ils peuvent avoir de plus insoutenable, suscitent aussitôt toutes formes de défenses et de reculs. Il est de structure que le discours psychanalytique puisse et soit effectivement détourné en discours du maître, en discours de la norme, et Lacan rappelle « combien facilement il oblique, il dévie, il se résout dans d’autres discours[4] ». À nous donc, psychanalystes, d’exercer à cet égard notre plus haute vigilance !
[1] Pfauwadel A., Lacan versus Foucault. La psychanalyse à l’envers des normes, Paris, Les éditions du cerf, 2022, p. 19.
[2] Ibid., p. 34.
[3] Voir par exemple : Winter J.-P., Homoparenté, Paris, Albin Michel, 2010.
[4] Lacan J., « Intervention sur l’exposé de M. Safouan », 1er octobre 1972, disponible sur internet.